On répète à l'envi que les gens d'aujourd'hui ne sont pas solidaires. A écouter les médias, si les gens n'interviennent pas lors de violences perpétrées en public, c'est par égoïsme. Balivernes! Faut-il être stupide pour croire les gens incapables d'empathie à ce point! Ne savons-nous pas tous inconsciemment qu'il faut aider pour espérer être aidés en retour? C'est un phénomène de groupe, rien d'autre, qui nous paralyse : il y aura bien quelqu'un dans cette foule qui sera plus qualifié que nous pour intervenir? Deux exemples à l'appui.
Je l'avoue, j'ai moi-même été un de ces stupides êtres humains frappés par le phénomène de groupe; et pas plus tard que cette année. Moi, individu responsable, j'ai vu une femme assez âgée tomber de l'autre côté de le rue à une heure d'affluence, et tenter de se relever seule pour retomber plus pitoyablement encore. Allons, il y avait un groupe de lycéens juste à côté d'elle! Ils semblaient ne même pas l'avoir vue. C'était quand même étrange, cette scène : j'en suis venu à douter de la réalité de cette chute. Que croyez-vous que j'ai fait? J'ai fait semblant de ne rien avoir vu et me suis maudit mille fois sur le trajet du retour. J'ai eu honte à me haïr, vraiment, sincèrement. A vomir presque de ma propre lâcheté... Si j'avais été seul dans la rue au moment de cette chute, je suis persuadé que je serais venu à son aide. C'est bien le regard de nos semblables qui nous inhibe.
Un autre exemple de ce phénomène, moins mortifiant mais à peine, remonte à l'époque de ma première année d'enseignement. Tout jeune stagiaire dans la Manche, je prenais le bus (après plus d'une heure de train) pour rejoindre le bahut. J'y retrouvais souvent une collègue d'espagnol. Un matin, une rixe éclate entre deux jeunes pour une histoire de regard de travers (le plus sordide est que c'en fut le motif réel, unique et atrocement banal), et ce à deux pas de nous. Prostration : alors que ces deux zouaves se talochent joyeusement, je reste comme deux ronds de flan à tergiverser pour décider de l'attitude à avoir. Oh! quelques secondes à peine, juste le temps pour ma collègue (plus proche, certes, on se réconforte comme on peut) de se précipiter vers eux, sans prendre la peine, elle, d'intellectualiser. Elle s'interposa en les grondant. Comme elle avait pris l'initiative d'agir, je me suis senti en droit, enfin, d'intervenir. En les maintenant à distance l'un de l'autre, j'ai même cueilli un coup dans le tibia - une broutille en comparaison de l'estafilade infligée à l'estime de moi-même.
Pendant que mes parents arpentaient les rayons de feu Continent, l'achat gagnant, mon frère et moi, comme bien d'autres enfants, restions dans le coin BD de la grande surface. Comme il se devait, j'emportais dans ce temple de la consommation mon petit porte-monnaie - une espèce de bourse fort peu pratique mais au cuir velouté et à l'odeur caractéristique qui sera pour moi, à jamais, l'odeur de l'argent. Il était blotti au fond de ma poche. Il faut croire que celle-ci n'était guère profonde et que la-dite bourse était fort peu renflée : en tout cas, peu de temps après avoir retrouvé mes parents dans le magasin, je me suis aperçu que je l'avais perdue.
Brusque sursaut d'angoisse, comme j'en ai connu des milliers depuis (était-il le sursaut fondateur, ou déjà une réplique?). Retour haletant au rayon BD. Je scrute le sol avec mon papa. Rien. L'angoisse monte d'un cran - je sais, c'est dérisoire, mais rien n'était dérisoire, surtout pas les objets, aux yeux du petit garçon très sensible que j'étais. Mon père m'a alors traîné jusqu'à l'accueil du magasin. Reconstruction de ma mémoire? Il me semble que je vois encore le visage du monsieur : "Tiens : c'est une petite fille de ton âge qui nous l'a apporté!". Je ne sais pas pourquoi, le mystère qui entourait l'identité de ma bienfaitrice a excité mon imagination : je la connaissais peut-être!
Bien des années plus tard, au lycée, lorsque j'ai sympathisé avec Nadja, ce souvenir est remonté à la surface. Sans que je sache pourquoi, j'ai acquis la certitude que c'était elle, ma petite bienfaitrice...
G.
P.S. : à bien y réfléchir, j'ai dû connaître mon premier sursaut d'angoisse à la perte - heureusement provisoire - de ma douce Cassolette, un 14 juillet.
Je l'avoue, j'ai moi-même été un de ces stupides êtres humains frappés par le phénomène de groupe; et pas plus tard que cette année. Moi, individu responsable, j'ai vu une femme assez âgée tomber de l'autre côté de le rue à une heure d'affluence, et tenter de se relever seule pour retomber plus pitoyablement encore. Allons, il y avait un groupe de lycéens juste à côté d'elle! Ils semblaient ne même pas l'avoir vue. C'était quand même étrange, cette scène : j'en suis venu à douter de la réalité de cette chute. Que croyez-vous que j'ai fait? J'ai fait semblant de ne rien avoir vu et me suis maudit mille fois sur le trajet du retour. J'ai eu honte à me haïr, vraiment, sincèrement. A vomir presque de ma propre lâcheté... Si j'avais été seul dans la rue au moment de cette chute, je suis persuadé que je serais venu à son aide. C'est bien le regard de nos semblables qui nous inhibe.
Un autre exemple de ce phénomène, moins mortifiant mais à peine, remonte à l'époque de ma première année d'enseignement. Tout jeune stagiaire dans la Manche, je prenais le bus (après plus d'une heure de train) pour rejoindre le bahut. J'y retrouvais souvent une collègue d'espagnol. Un matin, une rixe éclate entre deux jeunes pour une histoire de regard de travers (le plus sordide est que c'en fut le motif réel, unique et atrocement banal), et ce à deux pas de nous. Prostration : alors que ces deux zouaves se talochent joyeusement, je reste comme deux ronds de flan à tergiverser pour décider de l'attitude à avoir. Oh! quelques secondes à peine, juste le temps pour ma collègue (plus proche, certes, on se réconforte comme on peut) de se précipiter vers eux, sans prendre la peine, elle, d'intellectualiser. Elle s'interposa en les grondant. Comme elle avait pris l'initiative d'agir, je me suis senti en droit, enfin, d'intervenir. En les maintenant à distance l'un de l'autre, j'ai même cueilli un coup dans le tibia - une broutille en comparaison de l'estafilade infligée à l'estime de moi-même.
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Mais tout ceci m'emmène assez loin du souvenir qui a motivé l'écriture de cet article, un souvenir témoignant en faveur d'une vision optimiste de l'homme. Car, en fin de compte, nos vies sont ponctuées de bienfaiteurs que nous ne pourrons jamais remercier. Je veux rendre hommage ici à une bienfaitrice anonyme pour un geste minuscule, mais qui, je crois, a contribué à forger mon sens moral.* *
Pendant que mes parents arpentaient les rayons de feu Continent, l'achat gagnant, mon frère et moi, comme bien d'autres enfants, restions dans le coin BD de la grande surface. Comme il se devait, j'emportais dans ce temple de la consommation mon petit porte-monnaie - une espèce de bourse fort peu pratique mais au cuir velouté et à l'odeur caractéristique qui sera pour moi, à jamais, l'odeur de l'argent. Il était blotti au fond de ma poche. Il faut croire que celle-ci n'était guère profonde et que la-dite bourse était fort peu renflée : en tout cas, peu de temps après avoir retrouvé mes parents dans le magasin, je me suis aperçu que je l'avais perdue.
Brusque sursaut d'angoisse, comme j'en ai connu des milliers depuis (était-il le sursaut fondateur, ou déjà une réplique?). Retour haletant au rayon BD. Je scrute le sol avec mon papa. Rien. L'angoisse monte d'un cran - je sais, c'est dérisoire, mais rien n'était dérisoire, surtout pas les objets, aux yeux du petit garçon très sensible que j'étais. Mon père m'a alors traîné jusqu'à l'accueil du magasin. Reconstruction de ma mémoire? Il me semble que je vois encore le visage du monsieur : "Tiens : c'est une petite fille de ton âge qui nous l'a apporté!". Je ne sais pas pourquoi, le mystère qui entourait l'identité de ma bienfaitrice a excité mon imagination : je la connaissais peut-être!
Bien des années plus tard, au lycée, lorsque j'ai sympathisé avec Nadja, ce souvenir est remonté à la surface. Sans que je sache pourquoi, j'ai acquis la certitude que c'était elle, ma petite bienfaitrice...
G.
P.S. : à bien y réfléchir, j'ai dû connaître mon premier sursaut d'angoisse à la perte - heureusement provisoire - de ma douce Cassolette, un 14 juillet.
2 commentaires:
Alcib essuie une larme de tendresse et fait une bise à Tramaque.
Mon bon Alcib, tu es décidément très bon public! Je t'embrasse par-delà l'océan!
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