La journée ne partait pas pour être excitante - oh, rassurez-vous, elle ne l'a été ensuite que modérément. Certes, j'échappais à la routine, puisqu'en lieu et place de mes cinq heures au lycée, j'avais une formation à Amiens (relâche pour la C3). Mais avouez que quitter le bahut pour se retrouver enfermé avec une assemblée de profs de lettres, à écouter monsieur l'inspecteur général - et ami de l'auteur - soliloquer sur une oeuvre hermétique, c'est l'ombre d'un fantôme de l'illusion d'un changement.
Autant évacuer tout de suite la question : à propos des
Planches courbes, d'Yves Bonnefoy, j'étais dans l'inconnu; je suis désormais dans la panique. Pour être honnête, l'effroi m'a saisi durant la matinée. L'intervenant de l'après-midi, excellent, m'a rendu presque impatient de me frotter à l'oeuvre en compagnie de mes terminales (on a les vices qu'on peut). A l'heure de la pause déjeuner, je fonçai en ville pour acheter fissa le recueil - que je me suis senti bécasse, le nez en l'air, quand tout un chacun l'avait bien docilement plaqué sur "Rauques étaient les voix/ des rainettes" ! En remontant vers le site de la formation, je m'achetai aussi un sandwich. Mon parcours parfaitement ficelé tenait même compte des contingences biologiques, puisque la gare m'offrait ses commodités. Voyant qu'il me restait un peu de temps, pas franchement réjoui par la perspective de faire le pied de grue devant une porte sans doute fermée, je ne quittai pas la gare aussitôt et m'assis sur un banc pour feuilleter le livre. C'est une expérience à tenter, de se heuter à un tel texte dans l'agitation d'une gare, entre deux bribes de conversations édifiantes. A un moment, le découragement vous gagne, et vous vous dites : "mais ça a quel sens, d'être prof de lettres?"
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C'est le moment que choisit un charmant jeune homme pour vous aborder. Ce genre de situation est d'emblée hautement suspecte. On rationalise, et au moment où il ouvre la bouche - en plus, il a une jolie voix grave, le bougre - on s'est déjà convaincu qu'il va vous demander où se situe le quai 9 trois quarts. Au lieu de ça, il part dans un discours assez compliqué - du moins pour mon esprit qui n'a pas décollé du cri rauque des rainettes - dont je ne saisis qu'une poignée de mots : contrôleurs, vous, grève, france, bleu, picardie. J'aurais dû me méfier de son ton pédagogique : voilà qu'il braque sous mon nez un micro! Avant même de comprendre ce qui m'arrive, je me retrouve embarqué dans ce genre de micro-trottoir grotesque où les gens n'ont que des poncifs à user et des jugements à l'emporte-pièce à saillir. Je me suis toujours demandé comment quelqu'un de sensé pouvait accepter ce genre d'humiliation, s'imaginer que son avis étriqué pouvait intéresser le monde. Maintenant, je sais comment ça se passe : on ne décide de rien.
Je commence à parler en me demandant comment je vais poliment décliner son invitation, lui faire comprendre que je ne suis pas qualifié pour lui répondre vu que je ne sais même pas de quoi il parle. Il me semble même que mes premières phrases traduisent bien mon peu d'enthousiasme pour la question. Pourtant, gentiment, mèche ondulante et oeil malicieux, le jeune captateur de pensée me guide, je le sens bien, là où il veut me conduire. Alors, quel diable m'a emporté, j'ai parlé en toute méconnaissance du contexte en pensant à chaque instant "tu vas encore donner une image déplorable du Français moyen, donneur de leçons" ou alors "on pourra t'appeler Bidochon". J'ai parlé et, encouragé par les amples hochements de tête de mon intervieweur ravi d'obtenir les clichés qu'il était venu puiser, j'ai parlé encore, sans être bien sûr de penser vraiment ce que je disais. Sans être sûr, au fond de ce que je disais...
Lui : "Une dame me disait que la présence des contrôleurs dans le wagon la rassurait, qu'est-ce que vous en pensez?" (regard appuyé)
Moi : "Personnellement, je ne me suis jamais senti particulièrement rassuré par la présence des contrôleurs" (le con!)
Lui (oeil complice et grand mouvement de la tête) : "au contraire, non?"
Moi, flairant le piège : "euh... ils font leur travail, quoi (navrant, hein?). Mais euh... je ne pense pas qu'ils garantissent la sécurité dans les trains"
Lui (grand sourire, voix chaude - il ne pouvait pas se contenter de me draguer, le con?) : "cette dame disait que l'impression de ne pas être seule dans le wagon la réconfortait"
Moi : "On va dire qu'ils ont une puissance symbolique, alors"
Rappelez-moi de quoi on parlait, déjà? Lui a l'air amplement satisfait.
"Je peux vous demander votre prénom et votre âge". Stupide jusqu'au bout, je donne les vrais (saucisse en croûte, saucisse en croûte!). Il finit par me demander, hors micro, si j'attends un train. Je mens en disant que j'attends quelqu'un; par souci de vraisemblance? Surtout par souci de ne pas m'enliser dans le burlesque en avouant que je n'étais entré dans la gare que pour pisser! Je n'allais quand même pas briser le mythe de l'usager geignant sur un quai de gare. Même ma volonté de ne pas porter de jugement frisait le grotesque. Y a pas à dire : c'était du grand Guillaume.
Il s'est éloigné, sans même interroger mes voisins (pas assez WASP, sans doute). Je me suis éloigné en catimini, avec un bête scrupule : je ne voulais pas qu'il s'aperçoive que je n'attendais personne... Je tiens ici à présenter mes excuses à toutes ces victimes du micro-trottoir que j'ai agoni d'insultes parce qu'ils débitaient des truismes. Je ne savais pas que le piège était si bien huilé! Qui voudrait mécontenter un joli reporter?
G.